Question posée par Brigitte.
Si nous sommes impuissants à changer l’autre quand il cherche à nous manipuler, nous avons une marge de manœuvre dans notre capacité à ne pas demeurer éternellement sa victime, c’est-à-dire dans notre capacité à devenir maître de nous-mêmes en ignorant ce qu’il a voulu nous faire subir.
Commençons par noter qu’il y a une différence entre « ignorer véritablement l’autre » en ne réagissant pas à ce qu’il veut nous faire subir par ses mots, (donc être véritablement libre de son influence), et « vouloir faire croire à l’autre » qu’on l’ignore alors qu’on se sent blessé intérieurement par lui, qui est un pur leurre, une aliénation, puisque quelles que soient les histoires que nous pouvons nous raconter à nous-mêmes, il existe toujours un « nous-même » intérieur qui sait, lui, que nous nous racontons des histoires.
Il y a là une question de goût pour la lucidité : l’être humain d’accord pour être honnête avec lui-même pourra toujours constater ses affects tels qu’ils sont (par exemple s’il souffre ou non, s’il est dépendant ou non), plutôt que de se perdre dans les mensonges de l’illusion sur lui-même.
Votre question me rappelle l’une des nombreuses histoires que l’on attribue traditionnellement au Bouddha :
On raconte qu’un homme venait rencontrer le Bouddha pour l’accabler d’injures et que celui-ci restait impassible. Ne comprenant pas ce qui se passait et n’y tenant plus, l’homme est retourné lui demander : « Que se passe-t-il pour toi alors que je t’accable d’injures ? » Le Bouddha lui posa alors une question : « Que se serait-il passé si tu m’avais donné un cadeau et que je ne l’aie pas pris ? » L’homme répondit : « Eh bien il me serait resté sur les bras ! » Le Bouddha répondit : « C’est exactement ce qui s’est passé, sache que je n’ai pris aucune de tes injures. »
Je réponds donc précisément à votre question : pour parvenir à « ignorer » une personne qui nous accable psychologiquement, il nous faut réussir à « ne pas prendre » ce qu’elle nous donne.
Remarquez que tant que vous ne savez pas qu’une personne dit du mal de vous, vous n’êtes la proie d’aucune émotion. Ce n’est qu’au moment où vous apprenez qu’untel a dit du mal de vous que vous pouvez devenir la proie de votre colère ou de votre tristesse. Cela nous montre de manière évidente que la cause de notre émotion n’est pas dans le fait qu’on ait dit du mal de nous, mais dans ce que nous faisons nous-mêmes du fait qu’on ait dit du mal de nous. Comme le disait Épictète : « Ce ne sont pas les choses elles-mêmes qui nous gênent mais l’idée que nous nous faisons des choses. »
C’est donc l’interprétation que nous faisons du fait qu’un tiers ait dit du mal de nous qui peut nous faire mal, interprétation dont nous sommes 100% responsables, n’est-ce pas ?
Notons que nous n’avons jamais d’affects par rapport à des événements pour lesquels nous ne nous sentons pas concernés.
Chercher à ignorer ce qui nous touche est bien entendu une mauvaise direction puisque ça nous touche, en le niant nous ne ferions que le renforcer.
Alors que faire ?
Le proverbe bengali : « On se relève en prenant appui sur le sol même sur lequel on est tombé. » nous montre la direction à prendre.
Si notre but est de parvenir à aller au-delà de l’endroit où nous sommes tombés, nous devons commencer par prendre appui à l’endroit même où nous sommes tombés. Pour sortir du terrain boueux dans lequel nous sommes, nous devons commencer par prendre appui sur ce terrain boueux pour pouvoir espérer aller sur un autre terrain propre et sec celui-là.
Il n’y a pas à tergiverser nous ne pouvons partir que de « là où nous sommes », il ne peut pas en être autrement.
Or la plupart du temps nous nous y prenons différemment : sous le prétexte que nous souffrons d’être tombés, nous prétendons souvent ne pas être tombés (déni), ou bien nous minimisons les choses en ne voulant pas leur accorder d’importance. Dans le déni, nous prétendons ne pas avoir eu mal alors que nous nous sommes faits mal, nous essayons de nous échapper de « là où nous sommes » sous le mauvais prétexte que ce n’est pas agréable pour nous d’y être.
Soit, mais pour pouvoir nous en échapper, il nous faut partir de là où nous sommes…
Il n’y a pas à marchander : pour pouvoir sortir de sa prison il faut en étudier les plans donc commencer par accepter d’être en prison. Seul le prisonnier conscient d’être en prison parviendra à s’évader.
Ce principe premier et intangible est souvent mal compris. Il doit être le début d’un travail thérapeutique bien mené. C’est en étant conscient d’où nous partons que nous pourrons arriver là où nous souhaitons aller.
Une personne nous a humilié, sous le prétexte que ça nous est désagréable de l’avoir été, nous le refusons, en arguant qu’elle ne devrait pas nous humilier mais le mal est déjà fait puisque nous nous en plaignons. Nous pensons à tort que de refuser ou minimiser la réalité de notre vécu pourtant bien réel, nous permettra de nous tirer de l’humiliation subie. Or c’est précisément à cet endroit-là que – sous le prétexte du besoin de retrouver notre équilibre – nous nous abusons nous-mêmes.
En niant les choses telles qu’elles se sont passées sous le prétexte de ne pas vouloir souffrir, nous ne faisons que les refouler au plus profond de nous-mêmes, dans notre inconscient.
Nietzsche écrivait dans Ainsi parlait Zarathoustra : « Il faut vraiment que nous allions écouter ces chiens sauvages qui hurlent dans notre cave. »
Dans notre inconscient, se bouscule comme des chiens sauvages devenus fous, tout ce que nous n’avons jamais eu le courage de voir : toutes nos blessures refoulées, nos hypocrisies vis-à-vis de nous-mêmes qui demandent à être enfin reconnues, mises en lumière et intégrées pour être apaisées. Ces blessures refoulées font de nous des êtres dangereux pour nous-mêmes et pour les autres, des adeptes du mensonge, de la dissimulation et de la mauvaise foi.
Le travail thérapeutique c’est d’arrêter de balayer la poussière sous le tapis sous le prétexte qu’elle nous encombre et que nous ne savons pas où la mettre (refoulement), ce qui nous permettra d’accueillir, jour après jour, ce qui n’a pas été accueilli en nous-mêmes, parce que nous n’avons jamais osé le vivre complètement parce qu’on nous l’avait interdit ou de peur de trop souffrir.
Pour sortir de l’humiliation il nous faut donc commencer par prendre appui sur l’humiliation, c’est-à-dire prendre le temps qu’il nous faudra pour rencontrer la manière dont nous nous sommes sentis humiliés dans le passé, rencontrer notre douleur, rencontrer aussi la manière dont nous avons dû refouler cette humiliation au fond de nous-mêmes (ce qui nous oblige à en être encore la victime aujourd’hui.)
Tant que nous ne les mettons pas à jour pour en prendre soin, nos blessures continuent – à notre insu – de puruler éternellement dans le noir. En purulent, elles continuent de déterminer nos comportements en réaction vis-à-vis des autres et nous condamnent à l’état de victime.
Comme le dit le poète Rilke : « Peut-être tous les dragons de notre vie ne sont-ils que des princesses qui attendent de nous voir agir juste une fois avec beauté et courage. Peut-être tout ce qui est terrible est, dans sa plus profonde essence, quelque chose d’impuissant qui a besoin de notre amour. »
Nos blessures ont donc besoin de notre intérêt, de notre attention bienveillante, de notre amour pour guérir. Ce qui a été a été, nous ne pouvons en devenir libres qu’en l’assimilant, qu’en le traversant, qu’en l’intégrant, qu’en le digérant.
A chaque fois que nous réagissons aux circonstances de façon exagérée, disproportionnée, non adéquate, inappropriée, nous pouvons être certain qu’un dragon mal aimé se cache dans notre cave intérieure.
Coupable vient de couper, se culpabiliser c’est se couper de soi-même. Nous n’avons pas besoin de nous en faire en culpabilisant de ne pas avoir été adéquats, ni « comme il faut ». Nous avons été ce que nous avons été, nous avons juste besoin de nous tendre la main à nous-mêmes pour nous accueillir, besoin de nous rendre vulnérables et ouverts à nous-mêmes, plutôt que de nous endurcir en nous en voulant de nous être laissé blesser.
Swami Prajnanpad développait : « Cela peut sembler contradictoire, mais sentez le seulement : vous ne pouvez pas vous relever sans prendre appui sur le sol sur lequel vous êtes tombé. Mettez-le en application. C’est-à-dire, vous prenez appui sur l’état dans lequel vous vous trouvez. Et si on est un avec cette situation, la force vient joyeusement, inconditionnellement, sans avoir besoin de demander. »
Prendre appui sur l’état dans lequel on se trouve, c’est se retrouver d’accord pour sentir et vivre complètement son émotion refoulée, celle qui est bien là (ne nous en déplaise) et qui nous permettra – si nous la vivons complètement – de parvenir à la paix.
« Si nous n’avons pas un fond latent susceptible d’être réveillé, rien, à l’extérieur, ne peut faire lever d’émotions. C’est parce que ces émotions se trouvent en nous à l’état latent que la vie peut les réveiller. » écrit Véronique Desjardins.
Si une personne parvient à vous faire vous sentir mal avec ses mots, vous pouvez être certaine qu’il y a – caché au fond de vous-même – une propension à être mal, et que cette personne n’agit pour vous que comme un révélateur de ce à quoi vous vous identifiez en croyant l’être.
Un humiliateur n’est qu’une personne immature qui cherche à avoir de l’emprise et du pouvoir sur vous pour compenser ses propres manques. Pourquoi lui donneriez-vous ce qu’il demande ?
Plutôt que d’en vouloir au révélateur, il sera plus efficace pour sortir de cette souffrance, de prendre votre émotion à bras-le-corps.
C’est en vous attelant à prendre soin de cette « propension à être mal » que pas à pas vous parviendrez à ignorer vraiment une personne qui cherche à vous humilier en demeurant libre de son influence.
C’est ainsi que graduellement et à force de pratique, un beau jour, il n’y aura plus personne en vous-même pour donner prise à l’humiliation.
Pour aller plus loin, lisez : Esquiver ou digérer
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