LE TRAVAIL DE NUIT D’UNE AIDE SOIGNANTE
« Les personnes qui travaillent dans les professions médicales sont vraiment celles qui aident le plus l’humanité et je leur voue une grande admiration. »
Dalaï-Lama.
Question de Martine :
Aide Soignante.
« Alors, c’est ça la mort ? Il n’y a plus rien, après ? »
Ce sont les cris d’une fille qui vient de perdre sa maman cette nuit.
Je n’ai pas pu lui répondre, j’ai gardé le silence.
D’autant plus que la maman, je ne la connaissais pas puisqu’elle était arrivé dans le service le matin même. C’était un transfert du service pneumologie, elle était arrivée chez nous, mourante.
La fille ne comprenait pas pourquoi on avait changé sa maman de service, alors qu’elle était au plus mal ! Je n’ai rien fait d’autre, que de lui donner raison. Pourquoi ?
Elle criait dans le couloir, elle criait au pied de la porte de la chambre, elle disait, en regardant sa maman morte, en la regardant de loin : « Ce n’est pas elle ! Ce n’est pas ma maman ! »
Nous étions toutes les deux sur le pas de la porte, la fille s’assoit sur une chaise et, là, j’ai caressé ses mains, sentant qu’elle ne me repoussait pas je lui ai fait une bise sur son front et je l’ai serrée très fort dans mes bras.
La fille refuse toujours de s’approcher de sa maman, et veut ranger les affaires personnelles de celle-ci dans son sac. Elle me demande d’aller chercher la trousse de toilette qui est restée sur la table de nuit. Elle ne veut pas s’approcher de sa maman morte !
Je me propose de l’aider, elle accepte.
En m’approchant tout près de la table de nuit, je dis à la fille : « Elle repose votre maman, elle ne souffre plus. »
Je pose en même temps une main sur le front de la morte, « Vous pouvez lui dire au revoir, vous pouvez lui faire une bise sur son front. »
La fille semble plus calme et me demande : « Elle n’est pas trop froide ! » Je lui réponds : « Non, elle n’est pas froide. »
Je caresse le visage de la morte, comme si je voulais la réchauffer, le temps d’une bise, le temps que sa fille, lui dise au revoir.
Doucement, la fille s’approche du petit lit blanc, timidement elle fait une bise sur le front de sa maman.
Je suis avec elle et je pose tendrement ma main sur la sienne, en même temps, elle attrape le visage de sa maman, elle l’enlace très fort et lui dit « Adieu. »
Maintenant, la fille pleure sur le visage de sa maman et avec ma main, tendrement, je les réchauffe toutes les deux.
Voilà, c’est mon travail de la nuit, mais cela, personne ne le voit, puisque je suis toute seule dans la chambre avec la morte et la fille.
Parfois je suis très fatiguée.
En écrivant, mon récit, je me pose des questions maintenant.
Est ce que, je suis normale ?
Je voudrais seulement, savoir si je suis normale ?
Ma réponse :
Quand quelqu’un que nous aimons nous quitte momentanément pour aller faire une course, nous ne nous sentons pas démunis car nous continuons de faire exister la personne que nous aimons à « l’intérieur » de nous, dans notre cœur.
Mais quand quelqu’un que nous aimons nous quitte définitivement, parce qu’il est mort, nous nous sentons le plus souvent démunis et – dans notre détresse – nous nous y prenons comme si parce que la personne que nous aimons n’existe plus « à l’extérieur », elle n’existe plus non plus « à l’intérieur », dans notre cœur.
C’est ainsi qu’une fille désespérée par la mort soudaine de sa mère s’écrie, confondant « l’intérieur » (son amour pour elle) et « l’extérieur » (son besoin qu’elle ne la quitte pas) : « Alors, c’est ça la mort ? Il n’y a plus rien, après ? »
L’émotion de détresse et de désespoir causée par l’irrémédiable et l’inéluctable, nous coupe de notre amour pour l’autre et nous condamne à la solitude, tragique solitude de celui qui en oublie de se relier par l’amour. Dans un tel contexte, nous pouvons être réduits à penser que tout est fini et qu’il n’y a plus rien après, que la souffrance et le vide de notre solitude.
Parce que le désespoir ne se raisonne pas et que vous l’avez senti, quand vous vous êtes retrouvée face à : « Alors, c’est ça la mort ? Il n’y a plus rien, après ? », vous avez accueilli l’émotion de désespoir de l’aidé en lui répondant avec tact, par votre silence.
Au paroxysme de la souffrance, s’est rajouté le trouble de l’incompréhension : « Pourquoi a-t-on changé maman de service alors qu’elle était au plus mal ? » Votre risque était de « combler le vide » laissé par l’aidé par une réponse déplacée (il faut que vous compreniez que…), là encore, vous n’avez pas cédé à la tentation, vous avez simplement accompagné son « Pourquoi ? » en vous sentant solidaire de sa question.
Quand dans une relation d’aide, nous ne savons pas quoi répondre (parce que ce n’est pas à nous de répondre ou tout simplement parce que nous ne connaissons pas la réponse), il nous est toujours possible d’accueillir la question, c’est-à-dire faire sentir à l’autre que nous sommes tout à fait d’accord pour qu’il la pose. Condition nécessaire pour qu’il se sente accueilli par nous.
Se sentant accueillie par vous, cette personne a donné libre cours à son émotion, elle regardait sa propre mère en criant, en disant que ce n’était pas sa mère. Quand la souffrance est trop forte, le déni – momentanément – peut nous aider à ne pas « trop » souffrir.
Et vous l’accompagnez en restant avec elle « là où elle est », sur le pas de la porte, dans un entre deux mondes plus supportable. Vous risquez le contact en caressant ses mains, vous sentez qu’elle le permet et vous vous enhardissez, toujours en silence, vous l’embrassez pudiquement sur le front et la serrez dans vos bras.
L’empathie est comme une danse à deux, c’est parce que vous percevez nettement que l’aidé vous donne son consentement que vous vous permettez de vous en rapprocher. (Nous sommes bien loin de la réaction émotionnelle de pitié qui trop occupée par elle-même, ne parvient pas à prendre l’autre en compte.)
Vous vous sentez « au service », à l’exacte mesure du besoin de l’autre. L’accompagnant – au début – n’initie pas, il se contente de répondre à l’initiative de l’aidé. Ici la fille a peur, vous le sentez et parce que vous le sentez vous êtes totalement disponible pour aller chercher la trousse de toilette qui est restée près de la morte. Puis, la danse (avec la vie) continue, vous concluez un accord avec la fille qui se sentant respectée et écoutée accepte votre aide.
Vous prenez l’initiative de vous rapprocher personnellement de la morte, loin de vous les paroles maladroites de réconfort qui ne pourraient être que mal perçues, juste l’écho du réel, de la vérité : cela s’appelle la mort et dans la mort il est vrai, la souffrance est finie.
Alors vous osez, vous osez lui proposer ce qu’elle va peut-être pouvoir faire (pas ce qu’elle doit faire), parce que vous savez que cela l’aidera infiniment à faire son deuil, (c’est-à-dire à être un jour en paix avec la mort de sa mère), vous lui proposez de faire le plus beau cadeau que l’on puisse faire à quelqu’un qui part (comme à celui qui reste) : lui dire « au revoir », l’embrasser une dernière fois et vous l’encouragez à passer à l’acte en osant le faire vous-même : vous posez la main sur le front de la morte.
La fille, dites-vous, « semble plus calme ». La confiance œuvre, une ouverture s’accomplit, au cœur de votre relation à trois, elle accepte, vous lui permettez de s’ouvrir ici et maintenant (par delà sa peur de la froideur) aux sentiments qui sont les siens pour sa mère. Sa vie durant, (et voilà quelque chose d’extrêmement précieux qui à été rendu possible à travers votre participation), elle se souviendra qu’elle a pu dire « adieu » et embrasser sa propre mère au moment de son départ, au moment où elle était encore chaude. Rien de macabre là-dedans, juste de « l’amour permis » qui aidera cette personne à continuer à faire vivre sa mère au-dedans d’elle (à l’intérieur) pour toujours.
Comprenez que vous avez été le lien entre ces deux personnes qui ont failli se perdre, se séparer à cause de la souffrance et du refus de la mort.
Le plus grand service qu’on puisse rendre à un être humain, c’est de l’aider à naître et à mourir et cela passe par lui permettre d’accepter la mort des autres et plus particulièrement de ceux qui lui sont chers. (C’est parce que nous serons en paix avec la mort de ceux qui nous sont chers, que nous pourrons – peut-être – être en paix avec nous, à la veille de notre propre mort. Plus de colère ni de regrets, juste l’acceptation de la vie « telle qu’elle a été. » Quel départ en beauté !)
Cette nuit là, vous étiez une passeuse de vie anonyme, (et une passeuse de vie accompagne aussi à la mort de l’autre), comme vous le dites « personne ne vous voit », pas de reconnaissance pas de gratitude, juste votre présence, dans le silence de la nuit.
Alors vous vous ouvrez à ce qui a été permis à travers vos actes et vos paroles, au cœur de l’intimité d’un humain dans sa relation à la mort de son parent.
© 2006 Renaud PERRONNET Tous droits réservés.
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Ma formation première est celle d’un philosophe. Il est possible que les idées émises dans ces articles vous apparaissent osées ou déconcertantes. Le travail de connaissance de soi devant passer par votre propre expérience, je ne vous invite pas à croire ces idées parce qu’elles sont écrites, mais à vérifier par vous-même si ce qui est écrit (et que peut-être vous découvrez) est vrai ou non pour vous, afin de vous permettre d’en tirer vos propres conclusions (et peut-être de vous en servir pour mettre en doute certaines de vos anciennes certitudes.)